Quelles ont été vos premières démarches à la tête d’Audemars Piguet?
Même en étant dans la maison depuis 18 ans et à la tête de la filiale américaine depuis 13 ans, on ne passe pas de 70 employés à 1200 sans effectuer un état des lieux. Depuis le mois de juin j’observe et j’écoute, tout en essayant de réunir les équipes autour de projets communs, ce qui nous a permis également de définir des objectifs et d’évaluer notre potentiel. Après s’être un peu laissée aller ces dernières années, la marque se met au régime et au fitness pour retourner dans l’arène en pleine forme.
Quelles sont vos priorités pour 2013?
Mener à bien cette période de transition nécessaire pour démarrer 2014 sur les chapeaux de roue ! Je voudrais déjà y être mais chaque chose en son temps. Tout d’abord notre distribution et notre production vont devoir être adaptées. Audemars Piguet ne parvient pas à fournir suffisamment ses meilleurs détaillants, il faut s’en rapprocher en mettant la production en phase avec leurs besoins, et en diminuant le nombre de points de ventes. Nous en avons plus de 500 aujourd’hui et ce chiffre sera réduit à 300 d’ici deux ans. La nouvelle Royal Oak automatique acier de 41mm avec cadran blanc, notre bestseller, devrait pouvoir leur être disponible plus rapidement par exemple. Etre une société indépendante nous offre l’énorme avantage de pouvoir calquer notre rythme sur nos besoins et pouvoir ainsi réagir plus rapidement.
Les recettes qui ont fait le succès d’AP aux USA peuvent elle être appliquées au reste du monde?
Chaque région a ses caractéristiques propres et le bon sens n’est pas une spécificité américaine. Par contre on y apprend de ses erreurs en les corrigeant. Je compte sur un certain bon sens paysan, et apporter à la société un style de management basé sur l’efficacité. Quand Jasmine Audemars a lu la citation de Yoda sur la porte de mon bureau, «Do or do not, there is no try», elle a ajouté: aujourd’hui ce ne sont plus les gros qui mangent les petits, mais les rapides qui mangent les lents». Notre cure de jouvence va nous faire passer à la vitesse supérieure.
Quelle est votre position vis-à-vis de la Chine?
C’est un territoire encore en friche pour Audemars Piguet, et nous avons encore un vrai travail de construction à y mener, même s’il est hors de question de tout baser dessus. Comme nous l’avions fait aux Etats Unis, il conviendra d’appréhender la mentalité et les clés culturelles ouvrant la voie du succès. Aujourd’hui nous avons une bonne répartition des ventes entre l’Asie, l’Europe et l’Amérique et je tiens à préserver cet équilibre.
Comment définiriez-vous AP aujourd’hui?
L’ADN de la marque a toujours intégré un certain décalage, que j’ai à cœur de renforcer. Sans vouloir paraître arrogant, j’aimerais faire d’AP l’Apple de l’industrie horlogère. Je ne veux plus entendre que les choses se font ainsi depuis 150 ans et qu’il n’y a pas d’autres voies à explorer, je veux créer de nouveaux standards pour Audemars Piguet. Plus que jamais le client final doit être notre priorité, chacun doit en prendre conscience, à tous les échelons de l’entreprise. Seule une excellence omniprésente permettra de fournir l’expérience client. Nos produits et ambassadeurs ont été copiés, nous devrons à l’avenir nous montrer plus forts et plus rapides que nos concurrents.
Pensez-vous que la mention «Le Brassus» dans la nouvelle signature de la marque présentée au SIHH 2012 fera vendre plus de montres?
Nous verrons si cela fera vendre plus de montres, mais déjà cela permet de faire plus parler de la marque. Nous provenons du Brassus, pourquoi ne pas promouvoir nos origines ? Il y a des histoires extraordinaires à raconter en expliquant d’où nous venons et comment nous en sommes là aujourd’hui.
Quel modèle représente d’après vous le mieux le 12e Art (l’Art de la mesure du Temps)
Dans ma conception de la mesure du temps, je dirais plutôt qu’une fonction ou qu’un mouvement doit la représenter, plus qu’un modèle. Imaginez que les principales fonctions ont toutes été conçues sans ordinateur il y a plus ou moins un siècle : années bissextiles, double fuseau, équation du temps, quantième perpétuel, c’est fabuleux ! Je tirerais un parallèle avec la chanson New York, New York de Frank Sinatra, toujours aussi belle 50 ans après, même réinterprétée par Jay-Z et Alicia Keys. Il s’agit là aussi de l’art de passer à travers les âges.
De quoi l’industrie horlogère suisse devrait-elle se méfier aujourd’hui?
Sans doute à son orgueil et à sa complaisance. Si je ramène la question au client final, nous nous sommes tous un peu endormis sur nos lauriers. Les personnes qui jouissent de l’accès au luxe sont en général bien mieux servies dans d’autres industries que dans la notre, notamment quand il s’agit de réparer les montres, ce qui prend souvent trop longtemps. Nous devons nous remettre en question pour que ces clients se disent, bien longtemps après avoir effectué leur acquisition, «c’est le plus bel achat de ma vie». Au regard de l’économie globale, l’industrie horlogère s’en tire plutôt très bien, c’est maintenant qu’elle doit penser à revoir ses standards et s’inspirer d’autres domaines.
La crise a-t-elle freiné les projets de la Fondation AP?
En aucun cas, les budgets de la fondation augmentent en permanence. Non seulement Jasmine Audemars tient ce projet particulièrement à cœur, mais il possède d’autres vertus que j’ai pu expérimenter en bâtissant le succès américain de la marque par le biais d’œuvres caritatives. Audemars Piguet est une maison de luxe, qui a donc de la chance et qui doit savoir redistribuer, cela fait partie de l’honnêteté sociale que toutes les firmes performantes devraient afficher. L’industrie du luxe pourrait s’engager beaucoup plus dans des projets caritatifs que ce qu’elle veut bien réaliser aujourd’hui, et j’ai toujours incité personnellement les dirigeants annonçant des fortes croissances à aligner leur générosité envers les plus défavorisés.